Mes interventions en entreprise m'ont conduites à prendre conscience de l'ampleur de l'omerta en entreprise. Or, si les salariés pouvaient raconter aussi librement ce qu'ils font au travail que ce qu'ils font dans les autres pans de leur vie sociale, bien des problèmes seraient évités ou précocement résolus. Les abus de managers ou de collègues indélicats seraient rapidement circonscris et l'on ne verrait pas ces conséquences majeures qui ont pour noms : burn-out, suicides, pollution, problèmes de santé publique, assèchement des ressources publiques, obsolescence programmée...


Pour occulter ce qu'elles peuvent comporter d'agissements socialement condamnables, les grandes entreprises font assaut de discours vertueux, sur-communiquent sur leur engagement sociétal, influencent les législations, font couvrir leurs pratiques par le droit (loi sur le secret des affaires, 2018), poursuivent en justice les lanceurs d'alerte.


Mais ce fait demeure : aucune dérive managériale ne serait possible dans la durée s'il ne se trouvait des salariés, de simples salariés qui acceptent de collaborer. Comme beaucoup d'autres, ils acceptent de faire, de laisser faire et de se taire. A quand une libération de la parole, dans ce domaine aussi ?


C'est un devoir pour chacun de mettre en visibilité les dérives managériales si l'on veut éviter qu'elles ne perdurent et se propagent. Si l'on ne se rend pas capable de porter un regard de vérité sur les entreprises, ce qui veut dire aussi sur leurs dérives, on ne leur rend pas service et on ne rend pas service à la société qu'elles contribuent à façonner.


Entre 2011 et 2013, le « Printemps arabe » fut, dit-on, l’occasion d’une libération des peuples tunisiens, égyptiens et libyens de l’emprise de régimes autoritaires qui les maintenaient dans un état d’enfance, sinon d'oppression.

Chez nous, les entreprises demeurent des îlots de despotisme éclairé à l’intérieur de sociétés largement démocratisées. Dans l’immense majorité des cas, les citoyens qui y travaillent passent près de 70% de leur temps éveillé sous des régimes politiques privés régis par le centralisme, le dirigisme, des règles et des systèmes de surveillance propres. Il est courant qu’ils y soient disciplinarisés par des méthodes de gouvernement infantilisantes, en voie de raffinement constant jusqu'à se faire passer pour « responsabilisantes ». 

Les conséquences sur les corps et les esprits de ces formes modernes de travail dégradé ne sont plus à démontrer. Pour l’instant, l’omerta tient car les entreprises achètent les silences, monnayent les plaintes et verrouillent les contrats, ce qui leur permet de demeurer pour un temps encore des boîtes noires prônant la transparence. Néanmoins l'armure se fissure et la mise à jour des pratiques réelles progresse. Les fuites se multiplient, des journalistes d'investigation investiguent, des lanceurs d’alerte percent la carapace occultante et éclairent les pratiques internes d’un jour nouveau. Un « Printemps de l'entreprise » est à espérer.


Dans les entreprises, 

  - 36 % des cadres disent être témoins de pratiques illégales ou contraires à l’intérêt général dans leur travail
  - 42 % d’entre eux disent ne les avoir dénoncées à personne
  - Seuls 51 % des cadres disent qu’il y a un dispositif d’alerte internet dans leur entreprise malgré l’obligation prévue par la loi Sapin 2

  - Quand il existe, 42 % des cadres jugent le dispositif d’alerte interne inefficace

  - 51 % considèrent qu’il y a des risques pour celles et ceux qui dénoncent de telles pratiques dans leurs entreprises


Cinq ans après le Dieselgate et le scandale des moteurs truqués de Volkswagen, développés par des ingénieurs et techniciens qui ne pouvaient refuser et dénoncer ces pratiques qu’en y risquant leur carrière, les salariés, notamment en responsabilités, sont toujours enfermés dans l’impasse du « se soumettre ou se démettre ».


Car il faut bien le réaliser : les entreprises sont elles aussi confrontées à des « méfaits » (wrongdoing), comme dit la loi européenne sur les lanceurs d’alerte. Ces méfaits tendent trop souvent à devenir des déviances ordinaires, qu'elles soient d'ordre sexuel, comptable, écologique, financier, managérial (tel le "harcèlement moral institutionnel" chez France Telecom) ou sanitaire. Parce qu’ordinaires et impliquant beaucoup de personnes, y compris celles passant pour très respectables, ces déviances finissent par paraître normales. La sociologue Diane Vaughan parle à raison d'une « normalisation de la déviance », comme Hannah Arendt parlait de « banalité du mal ».


Ces méfaits professionnels ordinaires perdurent parce que très peu de salariés osent prendre la parole. Pourquoi ? L’exemple du harcèlement sexuel aux Etats-Unis est instructif. Selon l’agence fédérale américaine chargée d’enquêter sur les plaintes en la matière, « le pourcentage de femmes faisant l’expérience de harcèlement sexuel sur leur lieu de travail oscille entre 25% et 85%, selon les définitions, et 70% d’entre elles choisissent de se taire » (Source : magazine "Challenges" du 23/10/17). L’une des principales raisons pour lesquelles les entreprises ne font pas les gros titres de l’actualités ? En août 2017, Ford a résolu à l’amiable, grâce à un chèque de 10 millions de dollars, une série d’accusations de harcèlement contre des employées dans deux usines de Chicago. A Miami, en octobre 2017, le géant de la santé United HealthCare a lui aussi réglé à l’amiable un cas de harcèlement d’un cadre par un vice-président, pour 1,8 million de dollars. Règlement amiable, toujours et encore, pour General Electric en 2016, dans le cas d’une employée d’un centre de recherche qui se retrouvait sujette aux intimidations de ses collègues, lesquels consultaient ouvertement des sites pornos et scotchaient des photos érotiques sur les machines. Avantage de ces silences achetés : dans les trois exemples cités, les employeurs n’ont admis aucune faute. Officiellement, tout est propre. La loi du silence continue de prévaloir et les abus de perdurer. Récemment, le 17 février 2022, Meta, la maison mère de Facebook, a accepté de payer 90 millions de dollars pour mettre fin à des poursuites dans une énième action de groupe pour non-respect de la vie privée des utilisateurs. Le 22 septembre 2022, Boeing a préféré payer 200 millions de dollars plutôt que de se voir entraîné dans un procès pour tromperie sur la sécurité de ses 737 MAX. Et le 14 novembre 2022, Google a choisi de verser 391,5 millions de dollars pour mettre fin à des investigations sur la manière dont le moteur de recherche collecte les données des utilisateurs (Google était accusé d'enfreindre le droit des consommateurs à la confidentialité en récoltant des données de géolocalisation sans leur autorisation).

En France, c'est la Convention judiciaire d'intérêt public (CJIP) qui, à l'origine présentée comme ne pouvant s'appliquer qu'aux affaires complexes de corruption internationale (via un amendement subtilement glissé dans la loi dite "Sapin 2"), permet aujourd'hui à des entreprises d'acheter le fait de ne pas se voir jugées et condamnées. Ainsi ce dispositif judiciaire a-t-il permis au groupe LVMH, le 17 décembre 2021, en échange du paiement de 10 millions d'euros, de ne pas être poursuivi dans l'enquête sur la mise en place d'un système d'espionnage. Quelques mois auparavant, le 2 septembre 2021, c'était la banque JP Morgan qui, en échange d'un chèque, s'évitait d'être poursuivie pour complicité de fraude fiscale. 


Nous ne pouvons pas nous contenter de regarder passer les trains en attendant que les entreprises apportent d’elles-mêmes les solutions aux dérives qu'elles abritent, puisqu'elles sont à la fois juges et parties. Lorsque les hiérarchies sont compromises et que les autorités de contrôle se montrent défaillantes, c'est aux salariés de prendre leurs responsabilités. Par attachement à leur entreprise et confiance en sa capacité à se remettre en question. 

Pour nécessaire qu'il soit, le débat sur les dérives managériales a besoin de dépasser le stade des indignations vertueuses et des procès pas toujours éclairés, surtout lorsqu’ils sont alimentés par les excès des réseaux sociaux. C’est le silence qu’il faut briser, pas les entreprises. Il est urgent d'agir, afin que les actions délictueuses ou socialement condamnables de quelques uns ne jettent pas l’opprobre sur tous. Faire la vérité est un préalable à tout renouvellement. 

Faire la vérité ?

Le jeune Heidegger a attiré l’attention sur un passage du livre X des "Confessions" de saint Augustin dans lequel celui-ci se demande comment il se fait que, dans le Nouveau Testament, il soit écrit que les hommes « haïssent » la vérité. Il y répond en distinguant deux sortes de vérité : "lucens" et "redarguens". La vérité est aimée en tant qu’elle nous permet d’utiliser les objets qu’elle éclaire, et elle est haïe en tant qu’elle fait la lumière sur tout ce que nous préfèrerions ne pas voir.

De fait, la lumière est essentiellement dénonciatrice, mettant à jour l’auto-dissimulation. Faire la lumière sur l'arrière-boutique managériale, par exemple, permet de mesurer l'écart entre des discours de dirigeants et leurs pratiques réelles.

Car ce qui est grave, ce n’est pas ce qu’on ne sait pas, c’est ce qu’on sait et qu’on se cache : l’hypocrisie.

La philosophie aide à faire la lumière (notamment sur ceux qui, contraignant les autres à la transparence, se drapent d'opacité), laquelle n’est pas faite pour montrer ce qui est bien, mais pour dissoudre les ténèbres.

Le but de la philosophie n’est pas que les hommes adhèrent à la vérité, c’est, a minima, qu’ils soient libres de toute illusion à son sujet, ce qui est déjà être dans la vérité.