Certains se spécialisent dans l'étude de la philosophie de Leibniz ou de Descartes, je suis quant à moi spécialisé dans l'étude des philosophies d'entreprises.
Mon parti-pris méthodologique est le suivant : je considère qu'après tout, plutôt que de leur faire un procès d'intention, il faut prendre les entreprises au mot et considérer qu'elles ne mentent pas lorsqu'elles affirment avoir une "philosophie d'entreprise".
La plupart des grandes entreprises aujourd'hui se prévalent en effet d'avoir une telle philosophie, comme on le trouve exprimé sur leur site internet. Partant du principe qu'elles sont sincères, je leur fais confiance a priori. Je les considère comme un auteur (acteur) comme un autre, et je juge sur pièces. J'étudie leur intuition fondatrice, leurs fondements idéologiques, le sens particulier que chacune donne aux mots-valise (autonomie, collaboration, intelligence collective, responsabilité, diversité...), la conception qu'elles se font de l'Homme et de la société, et donc aussi aussi le type d'organisation politique qu'elles mettent en place. J'examine la cohérence interne de leur pensée, mais aussi leur cohérence externe avec leurs réalisations.
Lorsque des contradictions m'apparaissent, par exemple entre le discours et les actes, je m'efforce de trouver en quel sens celles-ci peuvent néanmoins s'inscrire dans une cohérence supérieure, afin de les dépasser dans le sens d'une plus grande fidélité à la logique de la pensée étudiée. Autrement exprimé, méthodologiquement, pour comprendre vraiment un auteur (ou, en l'occurrence, telle entreprise), je préfère penser que j'ai mal compris sa pensée plutôt que d'en rester à une contradiction que je croirais déceler chez lui, ce qui invite à un surcroît d'exigence. Ma démarche est celle adoptée en philosophie quand on étudie un auteur : si l'on décèle une contradiction chez Aristote, préférer postuler que je l'on a mal compris avant de prétendre lui imputer un défaut logique. Mais cela sans illusion, bien sûr, sur le fait que puissent exister de vraies contradictions, résistantes, qu'il convient alors de dégager.
C'est pourquoi il arrive souvent que, après avoir aidé à mettre en mots leur philosophie d'entreprise pour disposer d'une base théorique stable (dont la fiabilité est attestée par les dirigeants), je sois chargé d'enseigner cette philosophie, en interne aux salariés mais aussi à l'extérieur, par le biais de petit-déjeuners professionnels, de conférences, d'articles.
Pour résumer :
1/ Dans un premier temps je formalise la théorie de la philosophie d'entreprise, depuis un point de vue extérieur faisant confiance a priori à ce qu'un certain nombre de dirigeants, managers et salariés m'en disent.
2/ Dans un deuxième temps, je m'efforce de mesurer les écarts entre la théorie et la pratique, de manière à accompagner la transformation de l'entreprise vers plus de fidélité à elle-même.
3/ Dans un troisième temps, je rédige un rapport plus éclairé sur cette entreprise, enrichi des apports de l'expérience.
Là est le point décisif : seul un a priori de bienveillance initial et durable permet de comprendre en profondeur une entreprise, car pour en rendre intégralement raison, encore faut-il percevoir la légitimité de son point de vue. Le temps passé à défendre la philosophie d'entreprise officielle, à la crédibiliser et à en prévenir les objections permet d'en acquérir une connaissance intime. La bienveillance seule permet d'entrer en empathie avec son objet d'étude, de le comprendre à fond, c'est-à-dire de l'intérieur, tel qu'il se comprend lui-même.
Il n’y a que sur le fondement d’une telle bienveillance envers son objet que peut s’établir une véritable critique, car la critique pertinente n’a pas pour objet de réfuter : elle exige de ne pas s’opposer de l’extérieur mais de se mesurer à la pertinence de ce que l’on critique pour ne le dépasser qu’en l’ayant traversé, selon un mouvement nommé par Hegel aufhebung.
Somme toute, en dégageant des « philosophies » d’entreprise, en essayant de comprendre la logique qui leur est propre, je m’efforce de saisir la nature de telle ou telle entreprise. Qu’est-ce que la nature d’un être, et donc aussi d’une organisation ? L’idée de nature désigne le fait que les réalités de ce monde disposent des propriétés constantes, obéissant à des lois stables, rationnelles. Cette idée a rendu possible rien de moins que la philosophie et, dans son sillage, la science. Ces propriétés, on n’en est pas nécessairement conscient parce qu’elles n'apparaissent pas : « la nature aime à se cacher » (Héraclite). Il faut étudier, déduire, discerner pour les découvrir. La plupart du temps, la raison profonde et le sens de ce que font les acteurs leur échappe. « Les hommes font l’Histoire, mais ils ne savent pas l’Histoire qu’il font », relevait Karl Marx. Comme « sourds et aveugles » (Héraclite encore), ils sont semblables à des dormeurs debout, largement inconscients de ce qu'ils entreprennent. Ce qu’Hermann Broch exprime très bien dans Les Somnambules. Raison de plus pour tenter de les réveiller, en leur présentant critiques et clés de compréhension.